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Où se déversent nos élans de rage ? Où vont les objets jetés par agacement, par jalousie?
Avec La Grande Cradolasse, Beatrice Alemagna nous emmène une fois de plus là où peu d’autrices osent guider les enfants : dans les tréfonds du ressenti, dans ce que la société tente de taire, de lisser, de ranger. Ici, c’est la colère qui prend toute la place – la vraie, la sale, la rugueuse, celle qu’on hurle, qu’on jette, qu’on ravale parfois. Et comme toujours chez Alemagna, l’exploration émotionnelle passe par l’imaginaire, par un monde à la frontière du rêve et du malaise, superbement incarné dans les pages brunes, épaisses, parfois grouillantes de ce Pays de Boue où tout ce que l’on croit avoir oublié finit par s’accumuler.
Tout commence par une dispute, une de celles qu’on croit anodines : Yuki, enfant sensible, explose après une remarque de son frère. Un cri, un geste, et voilà qu’elle se retrouve aspirée dans une faille du sol, projetée dans un monde souterrain où les cris, les objets cassés, les mots méchants et les coups de pieds sont la matière première du décor. Là vit la Grande Cradolasse, créature fascinante, ambivalente, mi-sorcière mi-princesse, régente de cette contrée tapissée de ressentiment et d’impulsions mal digérées.
Ce que Beatrice Alemagna parvient à capturer ici, c’est la matière émotionnelle de la rage. Non pas sa version policée ou éducative, mais son corps brut, son étrangeté, son pouvoir de transformation. Le Pays de Boue est fait d’objets jetés sous l’effet de la jalousie, de miroirs brisés par dépit, de miettes de phrases blessantes… tout un musée affectif du refoulé. Et au centre de tout cela, la Cradolasse, figure d’autorité autant que reflet de Yuki elle-même, incarne cette part sombre que l’on voudrait fuir mais qu’il faut, à un moment, écouter.
Le texte, d’une richesse poétique rare, alterne entre dialogues piquants et descriptions sensorielles, tandis que les illustrations d’Alemagna, toujours aussi puissantes et texturées, jouent sur les contrastes de matière : le lisse et le rugueux, l’éclat et le terne, le chaud et le gluant. On sent la boue sous les doigts, on entend presque les clapotis des émotions mal rangées. Le livre est une expérience, une immersion dans une psychologie de l’enfance que trop peu d’albums jeunesse osent aborder avec autant de sérieux et de liberté plastique.
Mais La Grande Cradolasse, c’est aussi une invitation à l’apaisement. Car pour sortir de ce royaume, Yuki devra comprendre ce que sa colère voulait lui dire, où elle est née, et comment elle peut la transformer sans la renier. Ce n’est pas une morale simple : c’est un apprentissage, un passage, une descente aux enfers qui mène à une remontée vers soi.
Ce nouvel album de Beatrice Alemagna s’inscrit dans la lignée de ses œuvres les plus marquantes (Un grand jour de rien, Les choses qui s’en vont, Je veux un chien et peu importe lequel) : une œuvre où l’intime devient mythe, où l’enfant n’est jamais pris de haut, et où l’on apprend que la beauté peut naître dans les coins les plus sombres de l’âme.
Éditeur : EDL Date de publication : 7 mai 2025 Édition : Illustrated Langue : Français Nombre de pages de l’édition imprimée : 56 pages ISBN-10 : 2211345506 ISBN-13 : 978-2211345507
