Polydor â 2025

đ Une immersion dans le bleu
Chaque dĂ©cennie offre Ă la chanson française son grand album de maturitĂ©. Le Disque Bleu sera sans doute celui de Benjamin Biolay. Vingt-trois ans aprĂšs Rose Kennedy, vingt ans aprĂšs NĂ©gatif et quinze ans aprĂšs La Superbe, lâauteur-compositeur-interprĂšte lyonnais signe une Ćuvre somme, dâune ampleur rare, Ă la fois classique et sensuelle, politique et intime. Deux disques jumeaux, RĂ©sidents et Visiteurs, forment les deux versants dâun autoportrait en bleu : celui dâun homme qui regarde sa vie avec luciditĂ©, humour, et une Ă©lĂ©gance presque tragique.
âLe bleuâ, chez Biolay, nâest pas une couleur mais un climat. Câest la mer, le ciel, la nuit, lâĂąme. Câest la teinte de la mĂ©lancolie moderne â celle des villes sans repĂšres, des amours effacĂ©es, des artistes qui vieillissent avec grĂące et colĂšre mĂȘlĂ©es. Un bleu profond, habitĂ©, presque sacrĂ©.
đ RĂ©sidents : lâintrospection, la nuit, la mĂ©moire
Le premier disque, RĂ©sidents, sâouvre sur « Le Penseur » : un manifeste dâironie tendre et de dĂ©senchantement doux. Lâhomme y contemple les ruines dâun monde et de lui-mĂȘme. âEt tant quâil y aura des bistrots / je veux bien mourir / ma non troppo.â La phrase pourrait figurer en exergue de tout lâalbum : Biolay sây confesse sans emphase, avec cette pudeur Ă©lĂ©gante qui prĂ©fĂšre la mĂ©taphore Ă la plainte.
« 15 octobre », enregistrĂ© avec la bassiste et chanteuse argentine Nathy Cabrera, joue la carte de la correspondance amoureuse. Le ton est sensuel, la nostalgie palpable, lâarrangement feutrĂ© â Biolay sait parler dâamour avec la prĂ©cision dâun orfĂšvre et la fiĂšvre dâun poĂšte. « Morpheus Tequila » enchaĂźne dans un demi-rĂȘve : une transe entre sommeil et ivresse, oĂč les mots se font poison doux.
Puis vient « Soleil profond » â piĂšce centrale de cette premiĂšre partie, presque liturgique. Biolay y danse avec ses ombres, dĂ©die sa chanson âĂ ceux qui boivent, Ă ceux qui hument, Ă ceux qui font des baisers Ă la russeâ. La voix se fait incantation, le texte, priĂšre laĂŻque.
« Testament » est un sommet dâĂ©motion. Ăpure et classicisme, tout y respire la lumiĂšre dâun aprĂšs-midi dâĂ©tĂ© et la promesse de la disparition. âSi la rosĂ©e ne perle plus du rĂ©sĂ©da / alors dis-toi que jâai souhaitĂ© mourir dâĂ©tĂ©.â On pense Ă PrĂ©vert, Ă Aragon, Ă ces poĂštes qui savaient mĂȘler le charnel et lâĂ©ternel.
La conclusion du premier disque, « Trois grammes », mĂȘle humour et dĂ©sespoir dans un dernier salut amoureux : âJâai trois grammes dâamour et jâembrasse tes fesses.â Tout Biolay tient dans cette ligne : le sublime et le trivial, la chair et lâesprit, la blessure et la grĂące.
đ Visiteurs : lâailleurs, la route, la lumiĂšre
Avec Visiteurs, Biolay sort de lui-mĂȘme pour regarder le monde. Ici, la mĂ©lancolie se fait voyageuse, ironique, presque apaisĂ©e. « Adieu Paris » ouvre le bal avec une dĂ©sinvolture de dandy fatiguĂ© : âAdieu Paname, tu pleures trop.â Une chanson de dĂ©part, mais pas de fuite â un constat lucide dâhomme libre.
« Tout nu et tout mouillĂ© » reprend la sensualitĂ© dâun Gainsbourg climatique, tandis que « Chanson de pluie » devient un hymne Ă la solitude contemporaine. âComme je nâai pas pleurĂ© depuis des semaines, la pluie sâen charge pour moi.â Lâart Biolay dans sa puretĂ© : la pudeur dans la confession, la vĂ©ritĂ© dans lâironie.
« Les trois amis » est un petit roman fraternel, entre Brel et Modiano, traversĂ© par lâombre de la mort et la tendresse des survivants. « Kika », chanson bouleversante, Ă©voque la perte dâun chien â mais derriĂšre lâanecdote, câest lâenfance, la filiation, la paternitĂ© qui affleurent. Le texte se resserre, la voix tremble, la musique sâefface. Biolay ne joue plus : il livre.
Enfin, « OĂč as-tu mis lâĂ©tĂ© ? », en duo avec Jeanne Cherhal, conclut ce long voyage sur une note de douceur et de dĂ©sir. Deux voix se frĂŽlent, se rĂ©pondent, sâinterrogent : âOĂč as-tu mis lâĂ©tĂ© que je tâavais prĂȘtĂ© ?â Lâamour, ici, devient saison, mĂ©moire, mĂ©taphore du temps qui passe. Une derniĂšre Ă©treinte avant le silence.
đ» Une architecture sonore dâorfĂšvre
Biolay nâest pas seulement un parolier de haute volĂ©e : câest un arrangeur au sens cinĂ©matographique du terme. Les cordes enregistrĂ©es Ă Bruxelles, les percussions brĂ©siliennes, les guitares de Pierre Jaconelli et les cuivres signĂ©s Biolay lui-mĂȘme tissent une matiĂšre sonore dâune richesse quasi orchestrale. On y entend tout : le tango discret de Palermo Hollywood, les reflets pop de Grand Prix, la densitĂ© mĂ©lodique de La Superbe, la lumiĂšre radieuse de Saint-Clair. Mais surtout, on y entend un homme qui ne cherche plus Ă prouver, seulement Ă transmettre.
Sous sa direction artistique (avec Thierry Planelle), Le Disque Bleu devient un film sans images : une suite de plans sĂ©quences oĂč chaque titre est un lieu, une heure du jour, un Ă©tat du cĆur. Peu dâalbums rĂ©cents ont cette cohĂ©rence narrative. Le disque se vit comme un roman musical, ou comme une traversĂ©e aĂ©rienne dâun continent intĂ©rieur.
đïž Le poĂšte du dĂ©sordre Ă©lĂ©gant
Biolay nâa jamais cherchĂ© la posture du âdernier des romantiquesâ. Il est trop conscient de ses artifices pour sây complaire. Ce quâil cherche, ici, câest lâhonnĂȘtetĂ© nue. Lâalbum regorge de phrases qui frappent comme des aphorismes : âJe veux bien mourir, ma non troppo.â âJe nâai plus foi en rien sauf en quelques sonates.â âUn petit chien sâen va, et câest tout qui sâen va.â Ce sont des vers dâune simplicitĂ© dĂ©sarmante, portĂ©s par une diction retenue, oĂč chaque mot tombe juste.
Sa voix, plus grave, plus mate, sâest dĂ©barrassĂ©e des tics de style. Elle ne cherche plus la sĂ©duction, mais la vĂ©ritĂ©. Biolay chante dĂ©sormais comme on parle au bord du gouffre â avec calme, avec pudeur. Et câest sans doute lĂ que rĂ©side la grandeur du disque : dans cette humilitĂ© nouvelle.
đż Un testament lumineux
Le Disque Bleu est un album sur la fin â celle des amours, des illusions, peut-ĂȘtre du monde. Mais câest aussi, paradoxalement, un disque de renaissance. La mort y danse avec la lumiĂšre, lâexil y cĂŽtoie la rĂ©conciliation, la mĂ©lancolie y devient moteur de vie. Câest lâĆuvre dâun homme qui sait que lâart ne sauve pas, mais quâil console. Et Biolay, ici, console tout.
Dans une Ă©poque saturĂ©e dâinstantanĂ© et dâautotune, il rappelle que la chanson peut encore ĂȘtre un art majeur : celui de la nuance, du verbe, du silence.
đ” Fiche technique
Titre : Le Disque Bleu
Artiste : Benjamin Biolay
Label : Virgin
Sortie : 2025
DurĂ©e : Double album â 24 titres (RĂ©sidents / Visiteurs)
CrĂ©dits principaux : RĂ©alisation Benjamin Biolay & Pierre Jaconelli â Cordes arrangĂ©es par Valentin Couineau â Mastering Alex Gopher â Enregistrements Paris / Bruxelles / Buenos Aires / Rio
Ă Ă©couter en boucle : Le Penseur, Soleil profond, Testament, Chanson de pluie, Kika, OĂč as-tu mis lâĂ©tĂ© ?
Note : â â â â â â Un chef-dâĆuvre orchestral et mĂ©lancolique, entre Aragon et Gainsbourg, Bashung et le cinĂ©ma de Truffaut.
